Quelques mots sur Primo et Sandro
Par Jean-François ROUVEYRE, du Bulletin Montagnard de mars 2001
Ce qui va suivre est un récit de montagne comme
il en existe beaucoup d'autres sans doute.
Aussi, amis lecteurs, si vous pensez que vous
en avez déjà trop absorbé, reposez vos yeux,
car une indigestion pourrait vous être néfaste ; mais, si
d'aventure vos paupières restent baissées, si vous n'êtes
donc pas blasés, alors, encordons-nous et suivons la
trace de deux alpinistes, avant que la tempête ne
l'efface...
"... Ils étaient restés presque sereins malgré ce qui s'était
abattu sur eux depuis le début du jour ; mêlée à des
rafales de vent, une neige dure et sèche les frappait,
comme si un dieu jaloux de leur progression avait
délégué une escouade d'anges pour les lapider. Dans le
royaume où ils évoluaient ils auraient pu s'imaginer être
dans l'antichambre d'une déité, mais à l'instant présent,
ils ne pensaient pas à toutes ces choses métaphysiques.
Depuis quelques jours ils montaient de la vallée vers leur
camp de base le matériel nécessaire et, toutes ces
navettes les avaient un peu fatigués. Ils s'étaient accordé
une journée de farniente et, maintenant encordés l'un
près de l'autre, ils grimpaient péniblement vers le
sommet "crois-tu que nous tiendrons dans cette tempête"
hurla Sandro qui menait la cordée.
Primo devina plus qu'il n'entendit cette phrases tordue,
piquée, déchirée par la neige et le vent. Il ne répondit
pas et, un instant il pensa à ce compagnon de cordée,
maigre, presque étique, mais musculeux, ce compagnon
qui ne mettait jamais de pardessus même les jours de
grand froid. Il songea aussi à cette improbable amitié qui
les avait rapproché, lui ce fils de bourgeois citadin au fils
d'un modeste maçon. Mais, il pensa surtout que la
différence de leurs origines les faisait chacun riche de
marchandises à échanger.
"Courage, continuons, que faire d'autre ?" s'entendit-il
dire. Sandro avait-il compris ?... Sans doute puisque
sans se retourner, il continua de marcher. Primo se
courba un peu plus, le dos rond comme perclus de
rhumatisme tel un paysan de Toscane, le nez frottant la
pente, il plantait sans précipitation ses crampons dans la
glace, se reposant sur son piolet. La corde se tendait, le
vent, la neige, le brouillard, la pente, tout semblait les
détacher de la réalité, une lueur euphorique parfois
jaillissait dans leur tête, mais il fallait rester stoïques,
résister à cette épreuve pour gagner ce visa de la vie ;
brûler dans un grand feu de volonté l'insouciance de leur
jeunesse, pour retrouver bientôt, dans la vallée "Il
meraviglio primavera Italiano". Primo aimait dire que la
montagne est une petite fenêtre sur la liberté.
Peu à peu, comme dans une belle histoire, le brouillard
s'estompa, les anges lapidateurs dépités regagnèrent
sans doute le paradis et les alpinistes redescendirent
sains et saufs. Peu connurent cette anecdote, car ils
n'étaient ni célèbres, ni volubiles.
Quelques années plus tard, telles les scories d'un volcan,
une tragédie aveugla l'Europe et le monde. Sandro qui
ne supportait pas le voile que le maître des forges
mettait sur son pays, prit les armes ; arrêté en avril 1944,
il fut abattu à Cuneo par les soldats du "Duce".
Primo, à son tour "parti en montagne" dénoncé, il partit
vers Auschwitz dans un convoi avec 650 autres
malheureux, il fut l'un des trois survivants. En 1943,
amaigri, affaibli, il revint à Turin, écrivit "si c'est un
homme". Témoignage bouleversant sur la vie des
camps. Jusqu'en 1987, date de son décès, il continua à
fréquenter la montagne. En concluant le récit de son
aventure avec Sandro, il écrivait : "je suis reconnaissant
à Sandro de m'avoir mis consciemment en difficulté dans
cette aventure et dans d'autres qui n'avaient d'insensé
que leurs apparences et je sais avec certitude qu'elles
m'ont servi plus tard".
Je demande pardon à Primo Levi et Sandro Delmastro
pour cette histoire naïve, mais je crois que parler de
Primo Levi c'est tout simplement parler de la vie.
Lire de Primo Levi "si c'est un homme" et aussi "Alp Rando n° 226, novembre 2000", qui consacre un bon
article sur cet homme décret mais oh combien
important.